Pigeou

Sochaux, avril 2022

Au XIX, ils ont commencé par des moulins à café, des scies, des vélos et bien d’autres choses et un jour, ils se sont mis à construire des voitures.
Puis, il y a eu 14/18, des taxis, des camions, je me demande s’ils n’ont aussi pas fait de chars
Le krach boursier de 1929, la Seconde Guerre Mondiale, la reprise des années 50 et enfin le
Boum des années 60, les déflagrations de cette explosion économique sont arrivées jusqu’à Casablanca
Et là, Belaid, mon père, répond à une offre de travail en 1971 comme des millions de personne à travers le monde.
Que ce soit au Maroc, en Yougoslavie, en Turquie, au Sénégal où en Espagne
Des Belaid du Monde entier ont pris leurs sac à dos, ils se pensaient aventuriers des temps modernes vêtus de leur bleu de travail mais ils n’étaient en réalité que des esclaves sous contrats
Condamnés à la gamelle, aux bruits des monstres métalliques
Graisse noire, fonderie ténébreuse, chaînes d’assemblage destructives
avilissantes
Pour un semblant d’humanisation, les patrons et gouvernants se sont mis d’accord pour rapatrier femmes et enfants
Alors ma mère, mes frères et ma sœur ont atterri en France comme s’ils avaient débarqué sur la Lune
Sur un autre hémisphère, un autre climat ,des codes et des mœurs avec lesquels il fallait composer,
S’intégrer, se modeler, être le prototype exemplaire si petit, si miniaturisé qu’on exigeait d’eux qu’ils entrent dans un trou de souris, qu’ils soient discrets voire invisibles
Mais ce monde n’a jamais été Disneyland et franchement mon père était loin d’être Mickey dont je n’ai jamais être fan d’ailleurs,
Assimilés à en perdre leur identité, eux qui n’en avait justement pas
De carte d’identité mais des cartes de séjour comme si on leur avait booké un voyage ou un week end prolongé et puis, je suis née dans cette douce France,
Pays de mon enfance
Je grandis et je ne comprends pas trop ce qui m’entoure
Enfant d’une France qui ne m’adopte pas
Moi qui lis et écris
Moi qui rêve et pleure en français
Moi qui l’enseigne au nom de la République
Et j’entends encore aujourd’hui que je ne suis pas chez moi
Mais d’où suis-je alors ?
Peut-être suis-je une enfant de Peugeot ?
D’ailleurs, mon père ne jurait que par le roi de la jungle mais ce roi était-il Simba ou Scar
Peut être le syndrome de Stockholm ?
Toujours est-il que je suis là et je roule aussi en Peugeot !
Et j’en peins par respect pour tous ces Belaid qui ont quitté le toit de leurs ancêtres pour être parqués comme des réfugiés dans des barrettes d’ HLM froides et impersonnelles
Ils mourront quasiment tous aussi démunis qu’à leur arrivée
Alors pourquoi toute cette peine
Peut être pour l’espoir d’un meilleur destin pour leur descendance
Je ne suis pas convaincue que ce sacrifice en valait la peine parce qu’on ne parie pas sur le destin des générations futures
C’est à Chacun de nous de le bâtir
J’aurais pu être prof au Maroc aussi
Untel aurait pu être ministre au Sénégal
Un(e) autre architecte en Espagne
Celui qui le veut vraiment le peut certainement
Mais que voulez-vous, l’espoir est plus fort que la raison

Gosse, J’ai vu les Temps Modernes de Charlie Chaplin
Mon père avait bien ri
Et il m’avait dit que ce film aurait été parfait si on y avait mis le bruit et l’odeur en plus.
Charlie Chaplin n’avait jamais travaillé à l’usine et ne pouvait pas savoir que l’ambiance n’était pas aussi sophistiquée mais plutôt insalubre, sombre et complètement déshumanisante.
J’ai vu avec mon regard d’enfant le visage de mon père et de tous ces compagnons d’infortune rejoindre en cortège ces bus bondés, le dos courbé, encore épuisés de la veille, se rendre dans la bouche de l’ogre qui gobait leur âme.
Pour les plus chanceux, elle en a fait des retraites invalides et pour les autres, la récompense était une pierre tombale érodée depuis longtemps.

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